Par Philippe Roy-Lysencourt, professeur agrégé, Faculté de théologie et de sciences religieuses, Université Laval

Entre 1918 et 1920, une pandémie grippale extrêmement contagieuse et virulente fit des ravages dans le monde. On l’a baptisée « grippe espagnole » parce que l’Espagne, restée neutre durant la Première Guerre mondiale qui s’achevait alors, fut la première à la mentionner ouvertement et à publier des informations à son sujet. Toutefois, cette grippe serait venue des États-Unis, plus précisément du Kansas, où des soldats américains auraient été contaminés. Ils auraient ensuite transporté le virus avec eux en Europe.

Cette grippe sévit principalement en trois vagues successives. Dans l’hémisphère nord, la première eut lieu au printemps 1918 ; elle causa peu de morts. La deuxième débuta à la fin du mois d’août. Ce fut la plus virulente ; elle fit la plupart de ses victimes entre la mi-septembre et la fin décembre 1918. La troisième, moins meurtrière, apparut dans les premiers mois de 1919 et perdura au moins jusqu’en juillet.

On a longtemps estimé que cette maladie infectieuse fit entre 20 et 50 millions de victimes, mais, selon des études récentes, 100 millions de personnes auraient pu en décéder. Ces chiffres représentent une mortalité comprise entre 2,5 et 5 % de la population mondiale.

Arrivée de la grippe à Québec

La grippe dite espagnole serait arrivée au Canada par les ports d’Halifax, de Québec et de Montréal où débarquaient et s’embarquaient des soldats de retour du front européen ou qui le rejoignaient. La propagation du virus aurait été aggravée par un congrès eucharistique tenu à Victoriaville du 12 au 15 septembre 1918 et réunissant plus de 40 000 personnes.

Les journaux commencèrent à se faire l’écho de la maladie au Québec et à s’alarmer à partir du 23 septembre. Ce jour-là, par exemple, le journal Le Soleil signala 300 malades et trois morts à Victoriaville.

À Québec, les premiers cas confirmés datent du mois de septembre 1918. Il semble qu’il y ait eu plusieurs foyers d’éclosion. Le 25, un jeune homme fut emporté par la maladie à l’Hôtel-Dieu de Québec. Le lendemain, dans L’Action catholique, les citoyens purent apprendre que neuf matelots morts du virus avaient été transportés dans les rues de la ville et qu’il y aurait eu deux morts à l’Hôtel-Dieu de Québec. Toutefois, les autorités sanitaires de la ville tardèrent à prendre la mesure de la situation. Des polémiques éclatèrent sur la présence ou non de la maladie dans la ville et sur sa gravité. Pendant ce temps, l’épidémie progressait. Des mesures furent finalement prises : le 1er octobre, plus d’un millier de soldats du manège militaire et de la citadelle de Québec furent mis en quarantaine. Une semaine plus tard, le 8 octobre, on décida de fermer les écoles, les théâtres et les lieux d’amusement ; les réunions publiques et les rassemblements furent interdits ; un service de soins à domicile fut instauré.

 

Mesures religieuses

Au niveau religieux, une entente fut d’abord conclue entre les autorités sanitaires de la ville et les curés. Ainsi, à partir du dimanche 6 octobre, les réunions des confréries furent supprimées de même que les offices, à l’exception des messes basses du matin. En outre, dans ses « conseils aux familles », le bureau d’hygiène de la ville recommanda à tous ceux qui étaient exposés à la contagion de ne pas fréquenter les églises.

Le 10 octobre, le cardinal Louis-Nazaire Bégin († 1925), archevêque de Québec, fit parvenir à son clergé une circulaire dans laquelle il donna des directives précises « afin de seconder les efforts de l’autorité civile pour lutter contre l’épidémie ». Ces instructions devaient « être mises en pratique sans délais dans toutes les paroisses » et « aussi longtemps que le danger n’aura point disparu ». Désormais, le dimanche, il ne devait plus y avoir que des messes basses. Les réunions de congrégations, les retraites, Quarante-Heures, triduums et autres cérémonies religieuses étaient supprimés. De plus, ceux qui habitaient une maison touchée par la maladie étaient « dispensés d’assister aux offices religieux, même le dimanche », était-il précisé. Le prélat demandait aux curés d’insister sur ce point, mais aussi de « recommander fortement aux fidèles de se conformer aux mesures de prudence que le Bureau d’hygiène a[vait] déjà prises et qu’il jugera[it] bon de prendre à l’avenir ». À toutes « ces mesures de prudence naturelle », le cardinal demandait évidemment de joindre « les grands et salutaires moyens de la prière ». La récitation du chapelet en famille, de même que les invocations à sainte Anne, « la grande et compatissante patronne des affligés », étaient particulièrement recommandées. Enfin, à la messe, les prêtres devaient remplacer l’oraison pour le pape par l’oraison pro quacumque tribulatione.

Quelques jours plus tard, le jeudi 17 octobre, le Conseil central d’hygiène demanda à l’épiscopat et aux autres autorités religieuses « de dispenser les fidèles de la messe dimanche prochain, de fermer les églises jusqu’à midi, et d’empêcher […] les réunions publiques de fidèles dans les paroisses où la maladie a[vait] fait son apparition ». Pour se conformer à cette requête, le cardinal demanda aux curés des paroisses dans lesquelles l’épidémie sévissait de supprimer tous les offices publics du dimanche suivant. Cette situation dura jusqu’au 10 novembre. Ce jour-là, les églises du diocèse rouvrirent et les offices reprirent de façon régulière. Le 18 novembre, après cinq semaines de fermeture, le Petit Séminaire de Québec et la plupart des établissements scolaires de la ville rouvrirent leurs portes.

 

Dévouement des communautés religieuses

Pendant ce temps, les congrégations religieuses féminines vinrent en aide aux malades dans des hôpitaux déjà en place ou temporaires, notamment les Augustines de la Miséricorde de Jésus, les Sœurs de la Charité de Québec, les Sœurs du Bon-Pasteur, les Sœurs de Saint-François d’Assise, les Franciscaines missionnaires de Marie et les Sœurs servantes du Saint-Cœur de Marie. De leur côté, les Sœurs de Saint-Joseph de Saint-Vallier et la Société Saint-Vincent de Paul se dévouèrent au service des malades à domicile.

À la fin de cette vague épidémique, le Conseil central d’hygiène offrit « aux archevêques de Québec et Montréal ses meilleurs remerciements pour avoir permis aux communautés de frères et de religieuses de se mettre à la disposition des bureaux locaux d’hygiène pour service dans les hôpitaux d’urgence et aux domiciles des indigents ».

 

Bilan

Le 26 novembre 1918, vers la fin de cette vague, on estima à 30 000 le nombre de personnes infectées par la grippe à Québec – ce qui représentait presque le tiers de la population de la ville – et à 441 le nombre de décès. Le clergé ne fut pas épargné. Le 31 décembre 1918, le cardinal Bégin déplorait la mort de 12 de ses prêtres. Il y eut également des victimes parmi les religieuses, mais il est difficile de les dénombrer en l’état actuel des recherches. Cependant, l’épidémie n’était pas encore terminée et, même si les vagues suivantes furent moins virulentes, il y eut des cas jusqu’en 1920 dans la ville. Cette année-là, le Petit Séminaire de Québec dut fermer ses portes le 29 février ; quelques jours plus tard, le 5 mars, le Grand Séminaire fit de même. Au total, plus de 500 habitants de Québec décédèrent de la grippe espagnole, chiffre qui ne représente toutefois pas l’ensemble des morts du diocèse.