L’ancien bulletin de la SCHEC offrait périodiquement le compte rendu d’un ouvrage récemment paru. Dans le cadre du premier envoi de la toute nouvelle infolettre, Dominique Laperle présente les Lettres au frère Marie-Victorin, de Marcelle Gauvreau dans une édition présentée par Yves Gingras et Craig Moyes.
La publication en 2018 de la correspondance intime du frère Marie-Victorin (Lettres biologiques) avait suscité un vif intérêt dans la sphère historique, médiatique et sociale. On entrait de plain-pied dans un dialogue sur la sexualité, à une époque où cela ne se faisait pas, ou si peu. Le complément à ce premier volume vient de paraître grâce au travail éditorial de Craig Moyes et Yves Gingras. La valeur de cette correspondance va bien au-delà de l’anecdotique. Il s’agit de l’exploration des rapports sexués humains et de leur mise en mots par la « chère collaboratrice » du célèbre botaniste, Marcelle Gauvreau (1907-1968), qui occupa différentes fonctions à l’Institut botanique et qui fut l’une des premières femmes diplômées en science au Québec. La publication des réponses de Marcelle Gauvreau au frère Marie-Victorin permet aujourd’hui de mieux saisir l’ampleur, la profondeur et la valeur de cette « correspondance [qui] devient, sinon l’un des grands échanges épistolaires de l’histoire, du moins, l’un des plus curieux [qui le rapproche dans une certaine mesure des écrits entre] Héloïse et Abélard […] ou aux Lettres portugaises […] pour ce qui est de l’interdit religieux qui plane sur leurs relations » (p. 10).
Le livre comprend 27 de ses lettres, sept notes bibliographiques sur des ouvrages traitants de sexualité qu’elle a lus, sa correspondance avec mère Marie-des-Anges, religieuse de Jésus-Marie et sœur du frère Marie-Victorin, ainsi qu’une lettre de ce dernier. Comme le rappelle Moyes et Gingras, ces lettres « éclairent le côté féminin et laïque de la sexualité, et complètent le regard masculin et clérical de Marie-Victorin » (p. 9).
Le célèbre frère des Écoles chrétiennes est à la fin de la quarantaine lorsque la jeune Marcelle Gauvreau entre dans sa vie. Il détecte immédiatement tout son potentiel intellectuel et lui permet, grâce à son influence, d’obtenir des bourses et de poursuivre des études jusqu’à la maîtrise. Elle-même le reconnaîtra, sa dette est immense. Marie-Victorin a, selon sa propre image, agité une baguette magique qui a métamorphosé sa vie (lettre du 26 décembre 1933).
La complicité scientifique et les confidences spirituelles feront rapidement place à des aveux d’un autre genre : « je suis persuadé mon cher frère, que vous aviez deviné mon état d’âme, car en maintes, j’ai été gênée de sentir sur moi votre regard si discret, mais combien scrutateur! Dites-moi, votre grand cœur attendait un aveu afin qu’il ait une fois de plus l’occasion d’adoucir une souffrance restée profonde» (lettre du 7 juin 1934).
Cet amour, bien que caché et platonique, n’est pas sans attirer l’attention des cercles rapprochés et des familiers des deux protagonistes. Mère Marie-des-Anges, dont la correspondance avec son frère fut publiée en 1969 (Confidences et combats. Lettres (1924-1944)), tente, à un moment, d’amener les partis à s’éloigner et éviter les problèmes, mais cela sera (et heureusement pour nous!) peine perdue. Comme le dira Marie-Victorin lui-même : « Continuons cette correspondance comme si de rien n’était. Poursuivons nos études biologiques, et encourageons-nous au bien. Que cette correspondance soit un refuge sacré » (Lettre de Marie-Victorin à Marcelle Gauvreau, 16 mai 1937).
Il n’est pas question ici d’analyser toutes les lettres qui ne sont pas toutes d’égale valeur. Il faut comprendre simplement que la spontanéité et la transparence des échanges permettent une compréhension fine des réactions physiologiques des organes reproducteurs ainsi que des effets psychologiques des actes sexués. Pour Marie-Victorin, sa correspondante est son éducatrice dans le domaine des femmes (p. 21). Il serait toutefois triste de limiter cette analyse aux seules réactions du « très cher père » et de « sa fille très aimable », car cette correspondance éclaire des pans entiers de la vie privée et des émotions vécues par les femmes d’avant les années 1960.
L’exemple des menstruations suffira. Dans plusieurs de ses lettres, Marcelle Gauvreau se désole de l’ignorance des jeunes filles sur cette question. Son expérience personnelle, mais aussi celle des couventines qu’elle a croisées lors de ses années d’études lui apporte un matériel de première main que les lecteurs goûteront parfois avec surprise. Les pages qui dépeignent l’ingénuité des pensionnaires dans les couvents au moment des premières menstruations sont révélatrices des silences de toute une société sur le sujet. Pour elle, il est impardonnable que les parents et les religieuses éducatrices laissent vivre ces événements sans préparation adéquate. Ce faisant, on glane à travers ses écrits des éléments de l’atmosphère qui pesait sur ces sujets dans le Québec de l’époque. À ce chapitre, sa famille apparaît moins coincée, ce qui explique, en partie du moins, certaines de ses postures. L’espace qui m’est imparti ne me permet pas de traiter ici de tous les sujets qui traversent cette correspondance, mais mentionnons au passage que les pages sur la sexualité des femmes mariées valent le détour. Notons aussi que cette correspondance parle du concept d’agression sexuelle. Il est très intéressant, à la lumière des sensibilités actuelles sur ces questions, de reconnaître ce que les femmes de cette époque subissaient en silence.
Ainsi, Lettres biologiques et Lettres au frère Marie-Victorin forment un incontournable diptyque. « Les « lettres biologiques » échangées entre les deux botanistes pendant près d’une décennie présentent un regard à la fois studieux et plein de tendresse sur les relations humaines » (p. 24). C’est une contribution majeure à l’histoire des sexualités, à l’histoire sociale, à l’histoire religieuse et à l’histoire des femmes. Les écrits de Marcelle Gauvreau sont d’une valeur équivalente à ceux de son mentor. Ils permettent de saisir de l’intérieur les combats et les questionnements qui pouvaient tarauder une femme de la classe moyenne à une époque où la morale chrétienne imposait une chape de plomb sur de telles questions. Il nous reste maintenant à espérer qu’après ces publications, Yves Gingras nous livre dans un avenir proche une biographie scientifique complète sur le père de La flore laurentienne. D’ici là, les lecteurs l’auront compris, on ne peut pas faire l’économie de la lecture des lettres de Marcelle Gauvreau.
Dominique Laperle, Pensionnat du Saint-Nom-de-Marie